Contester la course accélérée vers l’avenir
Une large part des groupes contestataires avertissent, avec plus ou moins de patience, depuis un bon demi-siècle, des dangers de toutes sortes liés à un progrès toujours plus identifié au seul profit économique: intensification du travail, nuisances pour l’environnement et la santé, accroissement du risque de catastrophe, voire d’extinction de l’espèce humaine, intensification de l’exploitation. Le moins que l’on puisse dire est qu’ils ont peiné à se faire entendre.
Cette tension fait naître aujourd’hui des questions nouvelles pour les historiennes et les historiens. Comme le proposent Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil dans leur volume intitulé Une autre histoire des Trente glorieuses, il est souhaitable de «redonner voix aux alertes sur les dégâts du progrès, aux controverses et conflits sur la modernisation» et de «mieux comprendre le gouvernement de la critique, c’est-à-dire les discours, instruments et stratégies qui ont maintenu ces critiques dans les marges».
Les affiches présentées ici engagent dans cette voie.
La conversion au gaz naturel
Arts ménagers ou l'art de M. Prix
Groupe logement, «Refusons de payer les frais de conversion au gaz naturel. Résistance collective.», Carouge, [1976], Sérigraphie, 42×30 cm. Fonds Charles Philipona, Aff 148.
On remarque le texte écrit dans les flamèches des brûleurs qui pointe le profit financier lié au passage au gaz naturel: Esso bénéfice 73 + 40 Mios. SI [Services industriels] Boni 75 = 23,5 Mios.
Le gaz naturel et... moderne (cliquer pour dérouler)
Dès le début des années 1970, le gaz naturel est considéré comme une nouvelle ressource énergétique dont les stocks semblent pratiquement inépuisables. La presse évoque régulièrement les avantages de ce gaz extrait du sous-sol.
Dès 1972, la Suisse peut bénéficier d’un raccordement à un gazoduc de gaz naturel qui traverse son territoire pour relier l’Italie et la Hollande. Les Services industriels genevois décident de distribuer du gaz naturel à leurs abonnés.
Pierre Raisin, alors conseiller administratif explique ainsi au Conseil municipal : « […] actuellement, le gaz moderne, c’est le gaz naturel. Il y a dans tous les pays du continent européen ou asiatique des réserves de gaz naturel considérables qui permettent déjà d’approvisionner un très grand nombre de pays. Genève et la Suisse se sont trouvés, il y a à peu près une année, devant cette proposition, faite à l’occasion du passage à travers la Suisse d’un gazoduc reliant la Hollande à l’Italie, de pouvoir prélever au passage un certain nombre de millions de mètres cubes de gaz naturel. […] Dans les mois qui ont suivi, il a fallu, au pas de charge, prévoir toutes les dispositions techniques et tout le dispositif juridique, et cela a été fait dans un temps record.» (Mémorial du Conseil municipal de la Ville de Genève, Séance du 6 novembre 1973 (soir), p. 1339)
La conversion des cuisinières (cliquer pour dérouler)
Fin 1973, les Services industriels genevois indiquent par voie de presse que les anciens brûleurs à gaz devront être remplacés.
Le Groupe logement (lire ci-dessous) dénonce très vite les enjeux économiques liés au passage au gaz naturel. Dans son journal, La Machine à sous (n°2, mai 1974), il explique ainsi: «Dans leur propagande, les Services Industriels vantent les bienfaits du gaz naturel, pas de pollution (c’est la mode!) et notamment diversification des sources d’énergie. En période de « crise énergétique » voilà un argument massue. Son seul défaut, c’est qu’il ne correspond pas à la réalité car l’ensemble des sources d’énergie, du charbon à l’énergie nucléaire en passant par le pétrole et le gaz naturel sont sous le contrôle des compagnies pétrolières.» Et plus loin: «Lors de la dernière hausse des prix en 1973, les Services industriels ont modifié leur système de calcul en transformant les mètres cubes en thermies. […] lorsque nous serons chauffés au gaz naturel, ce mode de calcul prendra toute sa signification. En effet, avec un mètre cube il est possible de chauffer deux fois plus […] ainsi nous payerons autant en consommant moins.»
Pour le Groupe logement, enfin, «Seul un mouvement collectif peut permettre une opposition efficace au dictat des Services Industriels. [Il] estime que les appareils à gaz qui seront changés doivent être payés par les Services industriels. D’autre part, nous exigeons que soit connue la composition du gaz naturel.»
Le Groupe logement (cliquer pour dérouler)
Le Groupe logement, qui signe cette affiche, est constitué au printemps 1973, comme une tentative de coordonner les différents groupes de quartier du canton de Genève.
Le Groupe édite un journal, intitulé La Machine à sous, qui paraît entre 1974 et 1980. Dans lepremier numéro du journal, il se définit ainsi: «Le Groupe Logement est une organisation de locataires qui luttent contre les propriétaires immobiliers et les régisseurs [qui] considèrent le logement comme une marchandise […] Le Groupe Logement veut être un cadre qui permette aux travailleurs de s’organiser: pour résister à toutes les attaques des propriétaires et des régisseurs à nos porte-monnaie et à nos conditions de vie, pour résister à l’action de l’État qui les appuie et transforme la ville à l’encontre de nos besoins.»
Luttes dans les quartiers
Les luttes menées dans les quartiers s’intègrent dans le questionnement du progrès technique et infrastructurel. La destruction d’espaces verts et l’intensification du réseau routier sont toujours présentés comme inéluctables face à des groupes d’habitants qui contestent la légitimité, l’utilité ou les modalité de mise en place des infrastructures.
Dès les années 1970, l’objectif essentiellement économique du progrès technique est mis en évidence dans le cadre du développement urbain comme le résume admirablement une affiche du Groupe des habitants des Eaux-Vives: 100 banques ou un cèdre. Pour les habitant.e.s, la question ne se pose pas.
Comme l’écrit l’historienne Mirjana Farkas dans un article intitulé «Groupe d’habitants à Plainpalais»: «Les Grottes, Plainpalais, la Jonction, les Eaux-Vives, les Pâquis: les habitants de ces quartiers se rassemblent pour imaginer des initiatives et actions. Deux types d’objectifs se dessinent. D’une part, ces collectifs élaborent des revendications précises, telles que la création de nouveaux espaces destinés à la communauté et à ses différents acteurs […]. D’autre part, une série d’actions à caractère défensive sont mises en œuvre: il s’agit de s’opposer à des projets urbanistiques écrasants qui menacent le quartier.» (Traces et souvenirs de la contestation: Charles Philipona, Archives contestataires et éd. d’en bas, 2013, pp. 39-55.
Pour voir les légendes: survoler les images avec la souris. Pour visiter la galerie et voir les affiches en grand format, cliquer sur une des images.
Contre l’industrie nucléaire
Une partie importante de la collection d’affiches des Archives contestataires provient du fonds de l’association antinucléaire genevoise Contratom. Comme les affiches antimilitaristes, elles reflètent la pluralité des influences politiques existante au sein de la lutte antinucléaire qui se manifeste ici par la variété des styles graphiques, mais aussi des modes d’actions proposés.
Comme dans le cas des affiches du Groupe pour une Suisse sans armée, on peut relever l’inventivité graphique dont font preuve les différents groupes antinucléaires romands.
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Pour en savoir plus
- Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, Une autre histoire des Trente glorieuses, La Découverte, 2013.
- Alexandre Elsig, Marianne Enckell, Magali Pittet, Pour une histoire ouvrière de l’environnement : Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, n°35, Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier, éditions d’en bas, 2019.